Interview parue sur Le
Nouvel Observateur en ligne - Semaine du jeudi 29 mai 2003 - n°2012
Un entretien avec Jimmy
Page
Led Zeppelin redécolle
Mal aimé par une
partie de la critique rock, adulé par un public qui, aux quatre
coins de la planète, a acheté 200 millions de ses albums,
Led Zeppelin, groupe phare des années 1970, fait un retour en force
avec la sortie d’un double DVD et d’un triple CD enregistrés
en concert
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Quand la comtesse Eva von Zeppelin découvrit en 1969 qu’un
groupe de musiciens anglais avait osé reproduire sur la couverture
de son premier album la photographie d’un dirigeable en feu –
image de la célèbre catastrophe de 1937 qui causa la mort
de 37 passagers –, la comtesse donc affirma qu’elle «n’allait
pas laisser une bande de singes hurleurs utiliser notre nom de famille
sans autorisation». La situation s’arrangea pour la simple
et bonne raison que l’héritière avait oublié
de noter qu’elle avait précédemment donné son
accord pour que le groupe anglais puisse s’appeler Led Zeppelin.
Les «singes hurleurs» s’appelaient Jimmy Page (guitare),
Robert Plant (chant), John Bonham (batterie), John Paul Jones (basse et
orgue), et à la fin de ces années 1960 ils jouaient ce que
leur guitariste appelait du «progressive blues», une manière
polie d’avouer de sérieux emprunts à l’héritage
des pères fondateurs du blues. Au rythme des albums, cette influence
s’atténua pour céder, au gré des humeurs, la
place au folk, au rockabilly, à la musique indienne ou au reggae.
Sur scène, Led Zeppelin explose, imposant l’image d’un
groupe de plus en plus rock et puissant qui allait ouvrir la porte aux
cohortes du hard rock. Remplissant des stades entiers, Led Zep devient
l’un des groupes les plus populaires des années 1970, son
deuxième disque parvenant même à détrôner
à la tête des hit-parades américains et anglais le
«Abbey Road» des Beatles. En 1980, Led Zep se sépare
après la mort – conséquence d’un coma éthylique
– du batteur John Bonham. Aujourd’hui, après avoir
vendu plus de 200 millions d’albums, le groupe renaît de ses
cendres à l’occasion de la publication d’un double
DVD et d’un triple CD qui retracent les grands moments de sa carrière.
Jimmy Page, d’habitude peu bavard, a accepté de nous parler
de cette géante entreprise.
Le Nouvel Observateur. –
Qu’est-ce qui vous a incité, vingt ans après la disparition
de Led Zeppelin, à sortir un double DVD ?
Jimmy Page. – Tout simplement parce que si l’on excepte le
film «The Song Remains the Same», il n’existait jusqu’alors
aucune image du groupe sur scène. Retrouver ces documents a nécessité
non seulement des recherches mais aussi un important travail de restauration.
Certains concerts avaient été filmés dans un format
vidéo qui n’existe plus aujourd’hui, et nous avons
dû aller jusqu’à Singapour pour dénicher un
appareil nous permettant de visionner les concerts de Earls Court et de
Knebworth. Pour celui du Royal Albert Hall, les choses ont été
plus faciles puisque nous disposions d’un enregistrement en 16 mm
que nous nous sommes procuré alors qu’un collectionneur était
sur le point d’aller le vendre chez Sotheby’s.
N. O. – Led Zeppelin est
devenu très rapidement célèbre, mais très
rapidement aussi vous donnez l’impression de fuir les caméras
de télévision. Pourquoi vous a-t-on aussi peu vu sur les
plateaux ?
J. Page. – Dans les années 1970, pour passer dans une émission
de télé, il y avait une marche à suivre. Il fallait
d’abord enregistrer un 45-tours, un single, qui devait automatiquement
figurer dans le Top 20 ou le Top 50. Ensuite, seulement, on vous invitait
à condition, le plus souvent, de jouer en play-back. Il nous est
arrivé d’accepter des invitations ; sur le DVD, nous avons
inclus une séquence, une sorte de miniconcert, qui a été
filmé par la télé danoise.
N. O. – Vous avez également
accepté, en 1969, de participer à une émission de
la télé française, «Tous en scène».
Cette séquence figure également sur le DVD. Vous pourriez
nous raconter ce qui s’est passé ?
J. Page. – Alors ça, c’était un grand moment!
L’après-midi, nous avions répété avec
les techniciens et tout s’était bien déroulé.
Mais le soir – je crois que l’émission était
diffusée en direct –, l’ingénieur du son a modifié
les réglages et a monté la voix de Robert Plant, si bien
que l’on n’entendait absolument plus le reste du groupe. Je
me demandais ce qui se passait, s’il y avait un problème,
mais non, visiblement l’ingénieur avait décidé
que c’était mieux ainsi. Quant au public, qui était
installé en face de nous sur des gradins, son attitude était
surréelle. C’était des gens d’âge moyen,
ils ne bronchaient pas, ils devaient nous prendre pour des extraterrestres.
Je me souviens que sur les premières marches il y avait des musiciens
de l’Armée du Salut qui étaient complètement
pétrifiés. Ils attendaient leur tour de jouer…
N. O. – Refuser de faire
des télés, soit, mais refuser de sortir des singles…
En Angleterre, vous n’en avez publié qu’un seul. C’était
risqué, non ?
J. Page. – C’était un choix. Si nous l’avons
fait, c’était pour éviter de tomber dans la routine
des maisons de disques: dès qu’un single marchait, elle imposait
aussitôt au groupe d’en faire un deuxième qui lui ressemble,
pour ne pas déconcerter le public. Led Zeppelin n’a jamais
été créé dans cet esprit-là. Nous avons
toujours voulu que notre musique progresse, ce qui a été
le cas à travers tous les albums que nous avons enregistrés.
Quand nous répétions, dès que nous avions l’impression
de faire un truc que nous avions déjà fait, nous nous arrêtions
immédiatement.
N. O. – La scène a
été aussi très importante pour la carrière
du groupe. Que vous apportait-elle ?
J. Page. – C’était presque toujours un moment magique.
Nous ne savions jamais ce qui allait se passer. Nous mettions un point
d’honneur à ne jamais jouer un morceau comme nous l’avions
enregistré en studio, nous nous sentions libres d’improviser.
Il y avait entre nous une énergie prodigieuse qui circulait.
N. O. – En regardant le DVD,
on a l’impression que parfois vous n’êtes pas très
éloigné d’un état de transe, je pense par exemple
à votre improvisation sur «White Summer»…
J. Page. – C’est curieux que vous me disiez cela. Lors d’une
de nos premières tournées aux Etats-Unis, j’ai eu
l’occasion de faire une interview avec William Burroughs. J’ignorais
qu’il suivait nos concerts! Lui aussi m’a parlé de
transe et il m’a conseillé d’aller au Maroc. «Vous
verrez, m’a-t-il dit, là-bas il y a des musiciens qui jouent
comme vous.» Je l’ai écouté, je suis allé
au Maroc une première fois en 1972. Le conseil était bon,
très bon!
N. O. – On sait que vous
n’aimez pas la nostalgie. Pourtant, en réalisant ce DVD,
est-ce que vous n’avez pas eu des pincements au cœur ?
J. Page. – Si, bien sûr. De revoir et entendre John Bonham
m’a ému. C’était un type formidable et un batteur
extraordinaire qui débordait d’idées. Quand il est
mort, j’ai perdu un ami mais le rock a perdu un grand musicien.
N. O. – Vous avez aujourd’hui
59 ans. On vous a vu jouer avec Black Crowes et avec Robert Plant. Est-ce
qu’on peut imaginer de revoir un jour Led Zeppelin sur une scène
avec un autre batteur ?
J. Page. – Si John Paul Jones, Robert Plant et moi nous nous retrouvons
dans une même pièce et que nous éprouvons une envie
réelle de jouer ensemble, alors pourquoi pas? Mais si nous le faisons,
ce ne sera pas parce qu’un organisateur de tournées nous
l’aura proposé avec un paquet de millions de dollars à
la clef. L’an dernier, on nous a fait une offre de ce genre-là.
Nous avons refusé.
Bernard Géniès
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