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Dossier paru dans Jukebox Magazine (n°140, mai 1999)

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JIMMY PAGE : MERCENAIRE DE LA GUITARE

le détail de tous les enregistrements effectués par Page

Avant l'aventure Led Zeppelin, Jimmy Page a connu une fructueuse carrière de session man, mais cette histoire restait encore à éclaircir. Le sujet a déjà été abordé par différents auteurs sous divers aspects. Ici, Jean Marcou a choisi l'option chronologique pour classer les disques auxquels Jimmy Page est sensé avoir participé. Le tout est illustré par une compilation d'articles, témoignages et notes de pochettes pour tenter de coller au mieux à la réalité. Mais comme tout bon musicien de studio, Jimmy Page a souvent travaillé dans l'ombre, ce qui fait que ce recueil comporte surement des oublis, des erreurs et des approximations (en particulier pour la variété tous public). Il n'en demeure pas moins un passionnant travail de recherche et un intéressant instrument de travail.
Même si toutes ses interventions ne sont pas exceptionnelles, Jimmy Page aura profité de cette période pour mettre en œuvre certains élément qu'il utilisera plus tard avec Led Zeppelin : l'archet (avec les Creation), les effets, certains titres. Il est entré chez les Yardbirds comme session man puis il en est devenu un membre à part entière et il héritera du nom du groupe au moment du split final. Il transformera ce nom en New Yardbird puis optera pour Led Zeppelin, nom qui lui avait été soufflé lors d'une session avec Jeff Beck et Keith Moon en avril 1967. Mais tout ceci est à découvrir tout au long des pages qui suivent.

James Patrick Page est né le 9 janvier 1944 à Heston, dans le Middlessex. Son éducation se poursuit dans un milieu moyennement aisé. Son père occupe les fonctions de directeur dans le secteur industriel et sa mère officie comme secrétaire médicale. Plus tard, la famille Page part s'installer dans la grande banlieue londonienne, à Feltham, près de l'aéroport d'Heathrow. Jimmy Page se souvient: "Quand l'aéroport commença à accueillir des jets, ça devint tellement bruyant qu'on dut s'enfoncer plus loin dans la campagne. Les jets avaient l'habitude de tourner en approche au-dessus des pistes, et on entendait sans répit leur incessant va-et-vient. La majeure partie de mon enfance s'est déroulée à Epsom, la ville des champs de course; c'était vraiment agréable, avec partout de très belles propriétés. Jusqu'à l'âge de cinq ans, j'ai été totalement isolé des autres enfants du voisinage, jusqu'à ce que je poursuive la filière scolaire habituelle. Cet isolement au plus jeune âge a certainement contribué à ce que je suis devenu: un solitaire. La plupart des gens ne peuvent se suffire à eux même, ils ont peur. La solitude ne me gêne pas; ça me donnerait plutôt une impression de sécurité; depuis, toutes les maisons que j'ai habitées se sont trouvées loin de tout voisinage. J'ai reçu une excellente éducation de onze ans à dix-sept ans, ce qui m'a ensuite permis de devenir un rebelle et apprendre tous les plans sur le terrain". A un moment, Jimmy devient même champion de course d'obstacles de son école.
Comme tous les teen-agers britanniques, il s'initie au rock'n'roll via la radio et plus particulièrement grâce à "Rock Around The Clock" par Bill Haley. Le premier achat de disque dont il se souvienne est la version 78 tours du "The Girl Can't Help It" de Little Richard, après une patiente économie d'argent de poche. "C'était au magasin Rumbelow, qui vendait des appareils ménager à Epsom. En vitrine, ils avaient des machines à laver et des aspirateurs et, tout au fond, un petit rayon de disques où on pouvait écouter les dernières nouveautés".
Jimmy commence à jouer de la guitare à l'âge de douze ans. "Sur une vieille guitare espagnole; qui traînait dans notre living-room depuis des semaines. Ça ne m'intéressait pas du tout jusqu'à ce que j'écoute quelques disques qui m'ont vraiment branché, en particulier "Baby Lets Play House" d'Elvis Presley; je voulais jouer ça, je voulais comprendre ce que c'était. Un type de l'école m'a montré quelques accords à partir desquels j'ai vite progressé. Mes parents me prodiguèrent des encouragements; il se peut qu'ils n'aient pas très bien compris ce que j'essayais de faire. Mais malgré tout, ils me faisaient suffisamment confiance pour accepter que ça ne soit pas une lubie passagère". Très tôt, Jimmy découvre le plaisir de l'auto-stop, ce qui le conduit à visiter la Scandinavie et une partie de l'Europe. Il ira même jusqu'en Inde, mais la maladie l'oblige à rebrousser chemin en urgence.

DE CYRIL DAVIES A ERIC CLAPTON

Pour la jeunesse anglaise de sa génération, le passage de "Move It" de Cliff Richard fait figure de révélation. Mais très vite il préfère à ce dernier le jeu sauvage d'un Vince Taylor et la dextérité de son guitariste soliste Tony Sheridan. Curieusement, il dira plus tard que c'est le seul lien qu'il ait gardé avec l'aventure Beatles (étrangement, de près ou de loin, il ne fera jamais aucune séance pour les Beatles ou qui que ce soit de leur entourage; cet état de fait n'a pas encore été expliqué!). En 1959, à quinze ans à peine, il effectue ses débuts devant un public, en accompagnant le poète beat Robert Ellis. Puis il joue avec Red E. Lewis & The Redcaps, dont le manager n'est autre que Neil Christian, qui se rendra vite compte qu'il peut lui-même faire bien mieux au chant. "Seule la guitare existait pour moi, et c'était souvent qu'on me la confisquait au collège, parce que j'en jouais tout le temps".
C'est en tant qu'étudiant au collège d'art d'Epsom que Jimmy Page devient le guitariste du groupe local les Outsiders, pour lequel il écrira et produira un simple sur Decca en août 1965. "Après avoir passé mes examens de fin de cycle, j'ai quitté l'école pour rejoindre directement les rangs de Neil Christian et les Crusaders [sans pour autant enregistrer avec eux; il fera des séances pour Neil Christian beaucoup plus tard], jusqu'à la fin de 1962. Jouer des morceaux de Bo Diddley ou de Chuck Berry ne conduisit le groupe nulle part; personne ne voulait écouter ces titres et nous ne voulions faire que ça. Je les ai rejoints en quittant l'école, mais toutes ces tournées pour des prestations d'un soir me rendaient malade à chaque fois, je ne supportais pas les voyages en camionnette. Sur scène, j'avais à faire des trucs comme jouer en me renversant en arrière jusqu'à ce que ma tête touche le plancher; vous savez, ces trucs ridicules que les groupes avaient alors l'habitude de faire. A la fin, devant ce manque d'intérêt, je devins tout à fait indifférent. Par plaisir je faisais plus de peinture que de musique, aussi j'ai préféré intégrer l'académie de Sutton pour y étudier les beaux-arts et la peinture [trois ans plus tard, il sera remplacé dans le groupe par le jeune Albert Lee]. Je continuais à jouer de la guitare intensément et je pris l'habitude de descendre sur Londres pour jammer au club le plus important, le Marquee. En fait j'avais l'habitude d'y venir en spectateur, ils ne nous laissaient pas jouer, ou alors juste un morceau, deux au maximum. J'ai beaucoup aimé les jams avec Cyril Davies. Il y avait cette grande vogue pour le blues urbain de Chicago, le style Chess. Je n'avais pas les connaissances en blues que possédait Cyril; il avait 38 ans. Il s'était branché sur le blues dès son enfance et avait poursuivi sa quête depuis. Le rock'n'roll fut vraiment le premier truc qui m'ait branché, je suis le premier à l'admettre. Tous ceux qui venaient jouer avec lui, dans notre groupe, venaient aussi du rock'n'roll. Je suis allé répéter avec eux, jusqu'à ce que j'en revienne à ma première impression, que ça n'était pas la peine de recommencer avec eux pour être à nouveau malade durant les voyages. Aussi, j'ai ramassé mes affaires et j'ai repris l'école pendant dix-huit mois. Mais je continuais à jouer du blues car je restais profondément plongé dans le blues à ce moment de ma vie. Plein d'autres s'initiaient au blues en faisant tout pour se procurer ces étranges disques d'importation. J'avais l'habitude de passer mes soirées au Marquee pour jouer entre deux concerts avec trois autres types (dont Henry Warren, un très bon pianiste). On ne se connaissait pas vraiment en dehors du Marquee; on avait seulement l'habitude de s'y rencontrer pour jouer".
A cette même époque, il entre en parallèle dans le circuit du jazz et du blues localisé à Richmond. "Je venais parfois avec un magnétophone pour enregistrer un ou deux artistes - comme Cyril Davies, Little Walter et John Lee Hooker - mais c'était plus pour écouter que copier, pour les conserver dans mes archives personnelles qui contiennent pas mal de choses intéressantes - Johnny Kidd, Cliff Bennett, toutes sortes de gens comme ça. On jouait pendant les entractes. A cette époque Eric Clapton avait quitté son groupe, les Roosters, pour les Yardbirds, qui se produisaient aussi en bouche-trou; il était donc écrit qu'on devait se rencontrer à un moment ou à un autre. Un jour Eric s'approcha pour nous dire qu'il avait écouté quelques-uns de nos sets, et me confia: "Tu joues comme Matthew Murphy" [qui était alors le guitariste de Memphis Slim]. Je lui répondis que j'appréciais beaucoup Matthew Murphy, et même que c'était quelqu'un que je suivais passionnément. Après cette première rencontre, Eric et moi nous nous entendîmes très bien; on avait l'habitude de se retrouver pour dîner ensemble. On parlait de sujets les plus variés, l'éducation (tous deux ayant fréquenté une école d'art), la musique, le cinéma, les livres, un peu de tout. Une fois, il m'emmena chez un type qui avait une incroyable collection d'enregistrements de musiciens obscurs, comme Poppa Hop. Son sens de la mesure était impeccable et Eric était parfaitement en accord avec l'enregistrement, jusqu'à tirer quelque chose de personnel de sa guitare".
Cette amitié les entraînera dans la regrettable aventure Immediate, quelques années plus tard. "Je fus autant impliqué dans la scène des clubs du Old Richmond que du Eel Pie Island. Il m'arrivait souvent de jouer dans ces boîtes de jazz où les Kinks se produisaient, et j'ai toujours appartenu à des groupes du quartier de Kingston. Richmond et Kingston étaient réellement les endroits clé mais, à ce moment, j'étais plutôt branché sur le Marquee. C'était un bon endroit parce que tout le monde avait acquis les mêmes références, en s'enfermant dans son coin avec ses disques; ce qui apportait quelque chose de vraiment neuf. Tout est parti de là. Puis, un beau jour j'ai reçu cette offre de travail en studio. Mike Leander [alors directeur artistique et arrangeur chez Decca] vint me dire: "Ecoutez, si vous acceptez de jouer sur notre disque, je peux vous promettre d'autres séances". Jusque-là, je n'avais pas considéré le travail en studio très au sérieux, mais, tout à coup, les offres venaient de toutes parts, parce qu'ils ne disposaient pas d'autre jeune type capable de jouer de la guitare. Il n'y avait seulement qu'un autre gars, Jim Sullivan et, après trop de séances, il avait perdu une partie de son enthousiasme. Par conséquent, tout ce travail me revint et j'ai accepté. J'ai pensé qu'à ce moment, je pouvais le faire; c'était aussi bien que d'être peintre et mourir de faim pour le restant de mes jours; et puis j'avais toujours la possibilité de me rétracter. Les séances en studio ont duré quelques années. Certaines furent un plaisir mais le problème était que, généralement, on ne savait jamais ce qu'on allait vous demander. Vous avez dû entendre dire que j'ai joué sur des disques de Burt Bacharach ; c'est vrai, mais, alors, je ne savais même pas pour qui je travaillais. Vous étiez retenu pour tel studio, à telle heure pour une séance durant de deux à cinq heures et demie (le temps syndical se limitait à trois heures avec une pause pour se restaurer). Quelquefois, c'était pour quelqu'un qu'on était heureux de rencontrer d'autres fois on se demandait: "Mais qu'est ce que je fais ici ?" La plupart du temps les musiciens de séance ne connaissaient même pas le titre de la chanson sur laquelle ils jouaient. Ensuite le travail n'est allé qu'en augmentant. Au début, c'était un bon plan, parce qu'il y avait toujours de nouvelles idées à créer - pendant la période où les Beatles et les Rolling Stones se sont faits connaître. Je travaillais en indépendant et, comme j'étais tout nouveau dans le circuit, j'étais partout en demande".

GUITARISTE DE STUDIO

Durant l'année 1963, Jimmy Page loue ses services à Carter-Lewis & The Southerners (John Carter et Ken Lewis: voix, guitares, pianos; Lorne Green: guitare solo; et Ron Prentiss: basse) dont le batteur est Bobby Graham. Cela lui vaudra de figurer pour la première fois dans la publicité du New Musical Express pour le simple "Your Momma Is Out Of Town". Souffrant d'une fièvre glandulaire, car de santé fragile, la vie en tournée lui est pénible. Cet état de fait est aggravé par l'obligation de dormir dans la camionnette du groupe, quelque soit le temps, et par une malnutrition chronique par manque de moyens. Il effectue ses deux premières séances d'enregistrement pour des titres pop dans le goût du jour: l'instrumental "Diamonds" pour Jet Harris & Tony Meehan, ainsi que "Your Momma Is Out Of Town", tous deux des succès. Jimmy Page devient vite un habitué des studios Decca, dans le nord de Londres. Cela suffit pour le faire remarquer par des producteurs toujours à la recherche de talents nouveaux, dont l'Américain Shel Talmy qui s'est fait un nom avec sa production de tubes pour les Bachelors, avant de s'occuper de la carrière des Kinks et des Who. Il utilisera Page pour pratiquement toutes les séances des années 1964 et 1965 qu'il réalisera.
A la fin de 1964, Jimmy Page exécute jusqu'à plus de dix séances différentes par semaine. Il faut dire qu'elles sont alors mal payées, de l'ordre de £7,5 chacune (environ 110F) pour un musicien de renom (ce qui n'est pas encore le cas de Page à l'époque); soit un maximum quotidien de quatre séances ! Malgré cet emploi du temps chargé, il se joint pour un temps à Mickey Finn & The Blue Men, avec lesquels il enregistre trois simples. Puis il reprend définitivement le chemin des studios, ce qui le conduit à décliner une invitation à remplacer Eric Clapton chez les Yardbirds, en janvier 1965. "Les Yardbirds formaient un combo vraiment énergique, ce qui m'a conduit à dire non, mais je leur ai recommandé un type avec lequel je m'étais lié d'amitié depuis l'âge de onze ans, Jeff Beck, qui appartenait au groupe les Tridents. Ça leur a pris presque deux mois à se décider mais quand ils ont entendu Beck, ce fut dans la poche. Pendant longtemps, on s'est rencontrés par hasard, et c'est comme ça qu'est née notre amitié. C'est peut-être aussi parce qu'il n'y avait pas beaucoup d'autres guitaristes dans notre banlieue. On n'était que deux, et assez cinglés. On était des passionnés de guitares et de disques et on avait pris l'habitude de collectionner les photos des stars du R&R, comme les gamins qu'on était. Depuis mon plus jeune âge, j'ai toujours voulu jouer de la guitare électrique. Je m'étais même fixé un plan de financement pour acheter mon premier instrument, car je n'avais pas d'argent. J'ai fini par acquérir une première guitare, et puis j'ai commencé à les échanger pour obtenir à chaque fois un meilleur instrument. Je pense que ma seconde guitare fut une Fender Stratocaster et c'était la première bonne guitare que j'ai eue. Puis, j'ai eu une Gretsch et ensuite une Les Paul avec trois micros. La raison pour laquelle je n'utilise plus la Les Paul maintenant c'est que je ne pense pas que ce modèle particulier s'adapte bien au blues [il reconsidérera plus tard cette décision hâtive]. Ce modèle était surnommé Black Beauty ou Fretless Wonder (merveille sans frettes), et c'était une des plus belles guitares que j'ai jamais vues; les barrettes étaient en fait abaissées au maximum pour donner un jeu délié, tout en sustain. Elle sonnait d'une façon si pure et fantastique. J'avais choisi la Les Paul Custom simplement parce qu'elle avait trois micros et une si large palette de sons - c'était celle qui offrait le plus de possibilités à cette époque. C'est sûrement la Stratocaster la meilleure aujourd'hui mais, alors, c'était la Les Paul (bien que ... ). C'est à Eric Clapton que revient le mérite de me l'avoir fait connaître, par le jeu qu'il pratiquait avec les Bluesbreakers. Vous voyez, même si on a cru que j'étais un des premiers à posséder une Les Paul ça n'était pas le cas; j'ai plutôt eu la chance de savoir l'utiliser au bon moment. J'étais capable de rajouter un peu de feedback sur tel ou tel disque, mais c'était après que tous les autres musiciens soient rentrés chez eux, parce que, quand je jouais comme ça, ils se mettaient les doigts dans les oreilles. Ces limitations étaient très frustrantes - un facteur qui devait un jour me conduire à quitter le travail de séance - parce que j'avais rarement la chance de pouvoir me défouler en séance pour les autres. Chaque fois, les saxophonistes et les violonistes me regardaient comme si c'était une plaisanterie de ma part. Dans la majorité des cas, ils vous remettaient une partition écrite, et parfois ça convenait. Quand on voulait être mauvais on se contentait la plupart du temps de jouer ce qui était écrit! Souvent la transcription était vraiment nulle, alors qu'on savait qu'on aurait pu le faire bien mieux si on nous en avait laissé la possibilité - vous savez, ces parties qu'on peu étirer en sustain pour sonner tellement mieux, d'une façon beaucoup plus vivante. Ça dépendait de la volonté du directeur musical; s'il acceptait vos suggestions, vous aviez le champ libre, mais s'il voulait que chaque partie soit faite dans les règles, vous étiez obligé de suivre ses instructions".

CHAMPION DES SÉANCES

Durant les deux années suivantes, Jimmy Page prête main forte aux Everly Brothers, Pretty Things, Jackie DeShannon, Dubliners, Paul Anka, Petula Clark, Brook Brothers, P.J. Proby, Cliff Richard, Brenda Lee, Dave Berry, Kinks, Redcaps, Fleur De Lys, Creation, Bachelors, Eddy Mitchell, Johnny Hallyday, Burt Bacharach (l'album "Hit Maker"), Billy Fury. Dans la plupart des cas, son rôle se limite à reproduire ce qui est écrit sur partition, mais il aura aussi certaines occasions d'exprimer son talent au profit de quelque obscur combo de rhythm'n'blues en manque d'originalité. C'est sur ces disques qu'on pourra apprécier l'évolution constante du style du guitariste. Que ce soit par les solos brûlants pour Mickie Most et Pet Wayne en 1963, son phrasé délicat avec les Brooks (Brothers), passionné pour les Sneekers, ou les sublimes simples des Primitives ou des First Gear, on peut entendre Page repousser de nouvelles limites par son usage de la distorsion, sa rapidité de jeu et l'utilisation du feed back (effet larsen). "La meilleure combinaison que j'ai trouvée est celle d'un ampli Marshall et d'une guitare Gibson, c'est fantastique! J'emploie des cordes légères; des Ernie Ball Super Slinky". Il utilise aussi une Fender Telecaster, l'instrument le plus polyvalent de l'époque, aussi bien en solo qu'en rythmique. En matière de pure technique, Jimmy Page est alors à l'avant-garde de ses contemporains (sauf peut-être l'erratique Jeff Beck) jusqu'à ce que Jimi Hendrix vienne révolutionner le paysage guitaristique. Bien que ces joyaux obscurs soient du plus grand intérêt, il ne faut pas oublier que Page a été la cheville ouvrière de bon nombre de tubes, en particulier pour les Kinks, les Who et les Them.
Comme il l'explique: "J'étais surtout convoqué comme remplaçant éventuel. Il y avait moi et le batteur Bobby Graham [dont la frappe sera plus tard une influence déterminante dans le son Led Zeppelin]. Pour les séances des Them, c'était embarrassant parce que, à chaque fois qu'on passait au morceau suivant, un membre du groupe devait être remplacé par un musicien de studio. Il y a eu des fois où j'aurais souhaité ne pas avoir été recruté. J'ai joué sur tous leurs classiques "Here Comes The Night", "Baby Please Dont Go", etc". Shel Talmy prend l'habitude de garder Jimmy Page sous la main, prêt à intervenir, quel que soit l'artiste en question. Normalement, quand le groupe possède un guitariste suffisamment bon, Page joue la partie rythmique ou rajoute quelques fioritures pour relever l'interprétation. Par exemple, il joue de la guitare fuzz sur "Bald Headed Woman" et "I Can't Explain" des Who. John Paul Jones se souvient: " J'ai rencontré Jimmy pour la première fois à une séance. Il y avait toujours Big Jim (Sullivan) et Little Jim (Page), moi-même et le batteur. A part les séances pour des groupes où il prenait les solos et les trucs de ce genre, il finissait toujours à la guitare rythmique parce qu'il ne savait pas très bien lire la musique. Il pouvait déchiffrer les symboles des accords, mais il devait aussi être capable de faire tout ce qu'on pouvait demander d'autre lors d'une séance. Je me souviens qu'il était courant de le voir assis dans un coin, juste pour s'entraîner à plaquer des accords sur sa guitare sèche ".
Durant la même période, il enregistre un 45 tours simple sous son nom et deux autres attribués au batteur Bobby Graham. Publiée en février 1965, la face A "She Just Satisfies", co-écrite avec Ray Davies des Kinks (ce qui sera par la suite contesté, voir discographie), a été précédemment créée par eux sur leur premier album, sous le titre de "Revenge". La seconde, "Keep Movin’", comprend Jimmy Page aux guitares et à l'harmonica, pendant que sa petite amie du moment, l'Américaine Jackie DeShannon, assure les choeurs. Parmi les producteurs britanniques indépendants les plus branchés figure Andrew Loog Oldham, le manager des Rolling Stones. Lorsqu'il lance son label Immediate en 1965, Page est engagé comme producteur indépendant, ce qui lui donne l'occasion d'écrire, jouer et produire en compagnie de gens prestigieux comme Mick Jagger, Jeff Beck, John Mayall, Eric Clapton, Nicky Hopkins, Bill Wyman, Charlie Watts... En moins d'un an, Jimmy Page jouera sur plus de quatorze simples.

CHEZ IMMEDIATE

Jimmy raconte : "Après qu'Eric eut quitté les Yardbirds, pendant sa période John Mayall, la plus importante relation que j'ai eue avec lui fut pour l'enregistrement d'un ensemble de quatre volumes de blues anglais. J'ai produit Eric Clapton pour cette collection qui comprend les enregistrements de "I'm Your Witchdoctor", "Telephone Blues" et "Sitting On Top Of The World". J'ai éprouvé beaucoup de plaisir à travailler avec lui en tant que producteur. Ce furent de bonnes séances. "Telephone Blues" contient un des meilleurs solos qu'Eric ait jamais retranscrit sur disque. Eric est venu chez moi, quand j'habitais encore à Epsom. On a fait quelques enregistrements bruts, juste lui et moi, sur un petit magnétophone Simon à deux pistes. On a joué quelques instrumentaux avec de la distorsion et d'autres effets du même style. Quand Eric Clapton, John Mayall & les Bluesbreakers ont quitté Immediate pour résigner sur Decca, j'avais malheureusement déjà fait savoir à Immediate que j'avais réalisé ces enregistrements chez moi avec Eric. Ils m'ont rétorqué : "N'oublie pas que ces séances nous appartiennent parce qu'Eric est toujours sous contrat chez nous". Aussi j'ai dû leur remettre les bandes, tout en leur objectant: "Vous ne pouvez pas les publier, parce que ce ne sont que des enregistrements basiques des mêmes douze mesures". C'est pour ça qu'on a organisé une autre séance, pour rajouter d'autres instruments; puis ils ont imprimé au verso ces fausses notes de pochette que j'étais supposé avoir écrites; avant de sortir ça comme une anthologie de blues. Ils ont partagé les crédits des morceaux entre Eric et moi, mais je n'ai jamais reçu un penny pour ça, pas plus qu'Eric. Sur six années de séances, c'était excitant au début, quand il y avait beaucoup de guitare solo et que celle-ci était mise en avant, mais quand les guitares furent remplacées par des orchestres et des sections de cuivres, j'en ai eu assez. Je suis un guitariste autodidacte et ma période la plus intense fut celle en studio, quand je me concentrais pour apprendre à lire la musique. Même si certaines choses étaient très éloignées de mes goûts, je les considérais comme de bons exercices pour la maîtrise de l'instrument. Des styles comme ceux de Django Reinhardt, Segovia, Jimi Hendrix (mais aussi BB King, Roy Buchanan, Manitas de Plata, Richie Havens et Bert Jensch), tous comprennent des modes de tons très contrastés. J'ai dû refuser pas mal d'offres pour me joindre à des groupes, à cause de ma santé précaire, et aussi ma sous-alimentation".
Jimmy Page se souvient de sa première rencontre avec les Small Faces, lors de l'enregistrement de l'émission Ready Steady Go!, en octobre 1965, pour la promotion de leur premier simple, "Whatcha Gonna Do About It" : "Sans me connaître, ils m'ont invité après la prestation à manger un morceau dans un restaurant italien, ce que j'ai trouvé vraiment sympa. Ils possédaient tous cette générosité et cette chaleur: une bande de types supers. C'était plutôt chouette de jouer sur les disques des autres. Voyez-vous, j'aime la guitare. Que l'on sache ou non que c'est moi qui joue, ça n'a pas d'importance. Avant de rejoindre les Yardbirds, je faisais des séances, les gens me connaissaient et me demandaient. Je fus terriblement flatté le jour où Mick Jagger m'a demandé de jouer sur un album des Stones. J'ai peut-être tiré plus de satisfaction de ça que de tout ce que j'avais pu faire auparavant. Je ne suis pas si modeste. Quelquefois, quand vous avez fait un bon solo ou que vous avez travaillé très dur vous sentez l'envie que quelqu'un vous en reconnaisse la paternité. Mais j'ai été crédité pour le répertoire des Yardbirds, aussi ça ne m'inquiète pas. Avant, c'était gênant quand je travaillais sur un disque pour un groupe très connu. Je ne savais pas alors qu'on faisait un tel secret des musiciens de studio; et quand on me demandait si c'était moi sur le disque, je répondais oui. Conclusion: le groupe était absolument furieux !".
Comme ses contemporains, les influences de la musique indienne le marquent aussi: "Jon Mark, (guitariste, producteur de Marianne Faithfull) et moi nous nous sommes intéressés à la musique indienne et je possédais un sitar envoyé des Indes, avant qu'on l'utilise dans la musique pop, certainement bien avant George Harrison. J'avais pu voir Ravi Shankar avant qu'il ne devienne à la mode, alors que son public se composait exclusivement d'adultes - on était seulement deux jeunes gens. Je n'ai jamais joué du sitar sur disque parce que j'avais une idée de ce qui risquait d'arriver; et je n'avais pas tort. Se servir d'un instrument qui s'est développé sur des milliers d'années comme gimmick, bon... Par contre, "Eight Miles High" par les Byrds était un grand disque. Je me souviens que je ne fus pas très content de la façon dont George Harrison avait utilisé le sitar sur "Revolver". Bien que tout le monde ait trouvé ça incroyable, pour ce qui est de sa façon de jouer du sitar, ça ne l'était pas. Mais plus tard je pense que son "Within You, Without You" n'a jamais été dépassé jusqu'à ce jour. Il a fait de vraiment bonnes choses pour la musique indienne, et George fut celui qui attira l'attention des médias, bien que des gens comme Davy Graham étaient là-dedans bien avant lui".

AVEC LES YARDBIRDS

Jimmy Page se joint aux Yardbirds à l'été l966, en remplacement - tout d'abord provisoire - du bassiste Paul Samwell-Smith qui vient de les quitter, ce qui met pratiquement un terme (sauf exception) à ses jours de musicien de studio. "Après que Jeff Beck ait rejoint les Yardbirds, j'allais souvent les voir et, un jour, il y a eu cette dispute avec Paul Samwell-Smith, qui est parti sur le champ. Comme ils avaient encore des engagements à remplir y compris un au Marquee, je leur ai dit: "Je vais le faire pour m'amuser". Je n'avais jamais joué de basse de ma vie. Je me suis brièvement entraîné sur leur répertoire avec Jeff Beck et je me suis bien éclaté, je trouvais que c'était plus gratifiant que les séances d'enregistrement; parce qu'à la même époque j'en faisais jusqu'à douze par semaine. Ça devenait aussi une corvée. J'étais piégé par tout ça. Un jour c'était pour les Everly Brothers, le lendemain un orchestre de jazz - en plus je ne suis d'aucune façon un guitariste de jazz, je lis seulement les accords - après je devais jouer un truc pour un titre de Tom Jones. A la fin je commençais à sentir que je devenais casanier et, bon sang, l'argent n'était pas important à ce point-là ! J'en accumulais sans prendre le temps de le dépenser. Il me semblait être en studio tout le temps. J'aimais bien Jeff et ça ne semblait pas se passer mal avec les autres membres des Yardbirds. Ils avaient aussi une tournée américaine imminente et, bien que j'y étais déjà allé deux fois en vacances (avec Jackie DeShannon), j'ai pensé que ça pourrait être marrant. Et quand certains artistes français de rock m'ont demandé de jouer du rock'n'roll, j'ai décidé qu'il était temps de me retirer des séances pour jouer dans un groupe comme les Yardbirds".
A son départ, fin 1966, Jeff Beck lui remet sa Fender Telecaster 1958, partie prenante du son du groupe que Jimmy repeindra avec des couleurs psychédéliques et dont il personnalisera le jeu de cordes de façon particulière. Il devient le guitariste soliste des Yardbirds, Chris Dreja prenant la basse aux côtés de Jim McCarthy (batterie) et Keith Relf (chant, harmonica), jusqu'à leur dernière prestation au Collège de Technologie de Luton, en juillet 1968. En octobre, Jimmy Page fonde les New Yardbirds qui évolueront rapidement en Led Zeppelin. Par la suite, à d'éventuelles occasions, il effectuera des prestations remarquées sur les albums de Joe Cocker, Al Stewart, Roy Harper, Rolling Stones ou Box Of Frogs (une réincarnation des Yardbirds) et poursuivra d'ultimes aventures qui le ramènent toujours au premier plan de l'actualité.

CONCLUSION

Comme il a été dit maintes fois, Jimmy Page représente à lui seul une véritable anthologie de la musique beat des années 60. Les avis sont partagés sur ses qualités de guitariste, pour certains véritable génie, pour d'autres incroyable faiseur à la technicité incontestable. C'est vrai que Page s'est inspiré des autres, mais comment aurait-il pu en être autrement quand sa tâche consistait à reproduire en mieux les idées de guitaristes solistes incertains de groupes débutants ? Le plus étrange reste cette appréciation sévère de son ancien comparse Big Jim Sullivan, à la fin des années 70, alors que la musique de Led Zeppelin règne en maître : "Je ne sais vraiment pas quelle opinion me faire au sujet de Jimmy Page. Je connais Jimmy depuis très longtemps. Je sais très bien de quoi il est capable. Je suis sûr qu'il ne joue pas de la façon dont il pourrait jouer". Mais c'est peut-être justement ça le secret du guitariste: aller toujours plus loin dans une quête indéfinie vers l'absolu. Mais Page est un musicien qui a toujours cherché à évoluer en accord avec ses orientations idéologiques, et non seulement sur le plan technique. Ses innovations en matière de son font légion, il a inspiré la scène actuelle dans l'approche de la guitare, aussi bien en hard rock, qu'en new wave ou en variété de qualité. Aujourd'hui, répondant à ses penchants, il préfère vivre en retrait, mais chacune de ses (rares) incursions dans le domaine musical demeure intéressante, même si parfois déconcertante ou à contre-courant des tendances du moment.
Jimmy Page: "Je suis corps et âme dévoué à la musique. Je ne peux le nier c'est ancré tout au fond de moi. C'est la seule chose à laquelle je sois vraiment bon. Je ne suis pas un musicien né. Je dois tout à mon travail. J'ai beaucoup de plaisir à produire des sons enregistrés et à bidouiller des combinaisons inhabituelles. La plupart des gens trouveraient ça ennuyeux, mais j'en retire autant de plaisir qu'un motard de sa bécane. Je ne pourrais jamais me retirer définitivement parce que c'est trop fascinant, vous ne pouvez jamais savoir ce qui va venir après. C'est un challenge, un mystère. C'est comme danser au bord d'un précipice". Page ne bénéficiera jamais de l'aura d'un Jimi Hendrix; sa seule erreur est d'appartenir au monde des vivants, loin des projecteurs du showbiz, comme son alter ego Jeff Beck. Après diverses aventures post-Led Zeppelin, The Firm, les musiques de film, en solo, avec David Coverdale, les retrouvailles avec Robert Plant sont les plus convaincantes, confirmées par un regain d'inspiration et une magie intacte, une tournée décoiffante et deux albums inspirés/inespérés dans les années 90.

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